Paris est une fête

« Paris est une fête », le livre d’Ernest Hemingway est le titre qui s'est le plus vendu dans les mois qui ont suivi les attentats du Bataclan.

Après un tel choc, les parisiens avaient besoin de croire que la ville lumière continuerait de briller et d’être un phare dans la nuit.

Hemingway et ses amis américains de la « lost generation » avaient trouvé en France un lieu de refuge où laver l’horreur de la première guerre mondiale et au passage devenir des écrivains internationalement reconnus

Ce que ce groupe d’artistes américains ont vécus pendant l’entre-deux guerres s’inscrit dans une longue tradition française d’accueil des artistes et des étrangers.


Aujourd’hui encore parmi les quatre vingts millions de voyageurs qui passent en France chaque année, il est difficile de trouver un visiteur qui ne soit pas touché par tant d'histoire, de culture et de beauté. Un terrain idéal pour faire naître des vocations artistiques. C’est dans l’air. Bien évidemment, ce n’est pas le seul endroit au monde où les artistes se sentent pousser des ailes, mais clairement il s’agit d’une composante essentielle de notre identité.


Alors quelle place devraient tenir les chrétiens dans un tel pays, dans une culture si infusée d’arts ? Les croyants peuvent-ils évoluer dans le milieu de l'art ? Peuvent-ils en devenir des acteurs à part entière ? Que peuvent-ils y apporter ? Ont-ils quelque chose de différent à offrir ?

Ce sont les questions que je souhaite poser ici, car en tant que responsable d’un groupe d’artistes chrétiens, si l’on m’interroge sur les « artistes engagés », j’aimerai insister sur le premier terme et encourager chacun à devenir en premier lieu « artiste » avant de vouloir être « engagé ».

Bien souvent je croise des chrétiens dont l’ambition est de révolutionner le monde et d’amener des vagues de conversions en utilisant l’art. Le plus souvent il s’agit de personnes bien intentionnées qui se lancent dans un domaine artistique pour évangéliser, pour prêcher ou pour communiquer un message chrétien percutant. Ma compréhension de l’art n’est pas la même. Je pense que la seule motivation valable pour devenir un artiste est que Dieu nous y appelle ou nous y conduise. Et que notre vocation est dès lors — non pas de « peindre des croix ou des colombes » comme l’on dit souvent pour moquer un peu l’art chrétien — mais d’intégrer la sphère de l’art. Devenir le meilleur artiste que l’on puisse être : quelqu’un qui crée des œuvres de qualité, les expose, les vend, répond à des appels à projets, intègre des groupes d’artistes, participe à des collaborations, des festivals, etc.

Et dans cette vie-là, il y a de multiples occasions de témoigner de notre foi, de prier pour ceux qui sont malades, d’entourer et d’aimer ceux qui sont affligés, de manifester une façon d’être différente au monde (moins concernée par l’argent, la gloire, l’argent ou le pouvoir).

De mon point de vue, la meilleur façon d’être un artiste engagé est de s’engager pour l’art, pour le monde de l’art et ses acteurs. Plus loin encore, de s’engager pour ceux qui seront nos prochains, ceux que l’on va croiser physiquement dans l’exercice de notre métier et ceux que l’on ne rencontrera peut-être jamais mais qui sont notre public, ceux à qui l’on destine notre travail. En considérant qu’ils sont des personnes sacrées, porteuses de l’image de Dieu, nous ne les verront pas comme de simples consommateurs de nos productions, mais comme des personnes qui ouvrent un instant leur cœur pour recevoir une œuvre que nous avons conçue çà leur intention. C’est une responsabilité importante. Que devrions-nous leur raconter, leur montrer, leur dire ? Comment allons-nous créer de belles œuvres qui vont nourrir leur âme et les aider à mieux appréhender le monde, les autres, eux-mêmes ? Plus loin encore, comment participons-nous à créer une culture ? A façonner le caractère et la personnalité de notre nation ?


Ce sont des questions importantes car elles nous permettent de garder à l’esprit l’objectif de la création.

Avant de vouloir utiliser l’art pour évangéliser, il me semble préférable de devenir un acteur du secteur artistique et un professionnel établi. Sans quoi le risque est grand de se retrouver coincé dans une sous-culture chrétienne où chacun joue à être artiste en composant des œuvres bien sûr, mais des travaux qui se cloîtrent dans le giron de l’église ou se limitent à nos cercles d’amis et de connaissances. Des travaux qui, au final, n’impactent principalement que d’autres croyants et qui se cantonnent souvent à l’art sacré (traitant de passages ou de thèmes bibliques) ; à des œuvres confessantes (qui intègrent une belle conversion à la fin de l’histoire) ; ou à de l’art rédempteur (au service d’une belle et généreuse cause). Rien de mal en soi à tout cela, mais le problème est que l’on risque de tenir plusieurs artistes éloignés de leur champ d’action naturel, loin du terrain où Dieu les envoie et les appelle à être, et de malheureusement les dissocier ainsi des œuvres qu’ils pourraient créer pour le plus grand nombre.

Soyez engagés pour le monde de l’art avant de vous engager pour telle ou telle cause. Acquérez une place, une légitimité dans le secteur. Maîtrisez votre art et un jour peut-être comme Daniel, Joseph ou Esther, vous serez utilisés par Dieu pour dire à Pharaon et aux puissants de ce monde qu'il n'y a qu'un seul Roi qui règne sur tout et sur tous.

Plus loin encore, il vous sera peut-être donné de réaliser une œuvre remarquable et ouvertement confessante. De gagner une palme d'or à Cannes en rejouant l’histoire d’Abel et Caïn et en déjouant le nœud du créationnisme présent dans la culture de votre pays (Terrence Malick avec le film The tree of life en 2011). D’être lauréat du prix Goncourt et d’écrire dans la dernière page d’un de vos livres que seul Christ peut encore sauver votre pays (Michel Houellebecq dans Sérotonine, 2019). De révolutionner le rap tous les ans en y intégrant du gospel et votre témoignage (Kanye West avec ses albums Jesus is king en 2019, God’s country en 2020, Donda en 2021). Mais vous n'arriverez là qu'en ayant évolué dans ce secteur, vécu la vie d’artiste, travaillé et aimé ces gens et ce milieu.

Je termine en paraphrasant le prologue de l'évangile de Jean qui décrit comment la Parole est venue vivre parmi nous : alors nous aussi engageons-nous pour l’art et vivons parmi les artistes, et soyons plein de grâce et de vérité.


Ce texte rédigé par le photographe Beair est extrait d'un article paru dans le second numéro du magazine PRISME sur "L'art engagé" paru en novembre 2021.